Princes, philosophes, astronomes et vertus : petite histoire de la toponymie lunaire
Cratères ou plaines, mers ou vallées doivent être nommés comme l’on nomme les régions et lieux-dits terrestres. La Lune n’échappe pas aux règles du monde sublunaire et les noms attribués à ses formations sont toujours le reflet d’une culture, voire d’une idéologie.
Dans sa cartographie rudimentaire, William Gilbert proposait des noms descriptifs ou rendant compte de la position des formations : Insula Longa, Sinus Orientalis ou Insula Borealis… En 1645, Van Langren va beaucoup plus loin.
Souhaitant rendre hommage à ses mécènes, Philippe IV d’Espagne et Isabelle d’Autriche, le sélénographe hollandais propose une toponymie construite en premier lieu sur les noms de la famille royale espagnole et des maisons royales européennes : Oceanus Phillipicus, cratères Ferdinandi III, Ludovici IV, Christierni IV... Viennent ensuite des noms de philosophes, de mathématiciens, d’explorateurs. Les noms de treize saints rejoignent également des toponymes inspirés de la cartographie terrestre (Mare Venetum, mer de Venise par exemple) et des noms faisant référence à des vertus : Terra Sapientiae (Terre de la Sagesse), Terra Laboris (Terre du Labeur), Terra Justitiae (Terre de la Justice). Ces noms révèlent la dimension politique de cette carte, véritable reflet des valeurs de « bon gouvernement » issues de la Renaissance et que tous les princes européens s’attribuent. Notons également la présence d’une Mare Astronomicum peuplée d’astronomes et une Mare Langrenianum, bordée par un large cratère Langreni, preuves que Van Langren songe à la postérité de son œuvre.
Lorsque Johannes Hevelius entreprend sa cartographie de la Lune, il commence tout d’abord par reprendre la tradition initiée par Van Langren. Aux cratères et mers il attribue les noms d’hommes vertueux, dignes d’accéder à l’éternité promise par les astres. Mais bien vite, il constate que cette option représente une menace pour la postérité de son œuvre. Préférant éviter controverses et jalousies, il choisit finalement des noms issus de la toponymie terrestres. Il ne faut donc pas s’étonner de retrouver à plus de trois-cent-quatre-vingt mille kilomètres de la Terre une Sicilia, une Mare Adriaticum, un Mons Olympus (que l’on retrouve aujourd’hui sur Mars), une Pars Lybiae ou une Mare Aegyptiacum1.
Vient ensuite le temps de la carte de Riccioli. Le succès de la nomenclature retenue par l’astronome jésuite est immense et aujourd’hui encore, une grande partie de ces toponymes attribués en 1651 sont toujours employés. Riccioli donne aux mers et autres régions étendues (lacs, hautes terres) des noms inspirés des qualités et vertus humaines, influencés par la théorie des humeurs. Mer de la Fécondité, des Crises, de la Sérénité, lac des Tourments ou lac de l’Espérance sont autant de lieux associés à une connotation morale, guère surprenante dans le contexte de l’époque. Pour nommer les cratères, la Lune est ensuite divisée en huit régions, elles-mêmes divisées en zones réparties entre philosophes et astronomes. La répartition est à la fois chronologique et géographique : Grèce Antique, Empire romain, Europe médiévale, monde arabe, sans oublier l’époque même de Riccioli. Malgré son opposition farouche à l’affirmation du modèle copernicien, Riccioli rend hommage à ses adversaires. Hevelius, Kepler, Galilée et Copernic lui-même se voient ainsi attribuer des cratères de taille non négligeable. Quelques Saints rééquilibrent toutefois cette concession faite aux partisans de l’astronomie réformée2.
Par la suite, les ajouts de nouveaux noms sont modestes, les auteurs reprenant d’abord les nomenclatures d’Hevelius et Riccioli, puis de Riccioli uniquement. En 1775, Tobias Mayer conserve ainsi les deux systèmes, puis J.H. Schröter ne renvoie plus qu’à celui de Riccioli. Schröter ajoute seulement les noms de savants postérieurs à Riccioli comme La Condamine, Maupertuis ou Bianchini3. Reposant sur le même principe d’actualisation, les nomenclatures suivantes complèteront toutes celle de Riccioli par l’ajout de noms d’astronomes ou de savants4.
En 1935, l’Union astronomique internationale tente de normaliser ces différentes nomenclatures. Réunie autour de William Pickering et Mary Blagg (1858-1944), une commission est chargée d’établir une liste définitive et officielle de toponymes. La commission décide également de conserver la nomenclature de Riccioli comme fondement de cette nouvelle norme5. Aujourd’hui, le nom des formations lunaires n’est formé qu’à partir de celui de scientifiques décédés.
L’Observatoire de Paris conserve dans ses archives de nombreux documents qui témoignent de l’appropriation de ces nomenclatures par les astronomes au cours de leurs observations. Nous proposons ici des extraits d’une collection de carnets d’observations réalisées à l’Observatoire de Juvisy fondé par Camille Flammarion. Réalisés par MM. Quénisset, Rudaux et Guiot entre mai et septembre 1893, les dessins de ces carnets impressionnent par leur qualité esthétique et leur grande expressivité. Les textes et légendes qui les accompagnent font référence à des noms attribués plus de deux cents ans auparavant par les premiers sélénographes.
1. Whitaker, op. cit., p. 54-55.
2. Whitehouse, op. cit., p. 86-88.
3. Whitaker, op. cit., p. 107.
4. Dans son ouvrage de référence Mapping and Naming the Moon, Ewen A. Whitaker s’est livré à immense travail de relevé et d’analyse en proposant une comparaison des différentes nomenclatures mises en perspective avec celle en vigueur actuellement. Des tableaux particulièrement complets et précis reprennent l’ensemble de ces données à la fin de l’ouvrage et ont servi à la préparation de la présente exposition.
5. Whitehouse, op. cit., p. 118.