Nommer les formations lunaires
Lorsque Galilée publie son Sidereus Nuncius, nombreux sont les astronomes influencés par Aristote qui considèrent que la Lune est un corps céleste parfait, absolument sphérique et sans aspérité, par opposition au monde « sublunaire », le nôtre, imparfait et contingent. Si Galilée n’est pas le premier à évoquer l’existence de reliefs sur la Lune, il est en revanche le seul à avoir étayé cette hypothèse par des observations rigoureuses.
L’idée que la Lune puisse être une autre Terre, faite de montagnes et de vallées allait déchaîner les passions, générant des théories parfois surprenantes1. Reprenant certaines idées anciennes, on affirmait parfois que les tâches lunaires étaient le reflet de la géographie terrestre, ou bien que la Lune était une sorte de nuage aux propriétés particulières, ou encore qu’elle était faite de cristal. Toutefois, les grandes sélénographies du XVIIe siècle, notamment celles d’Hevelius et de Riccioli ne discuteront plus l’existence de cette topographie accidentée.
À la suite de ce changement de paradigme, des questions restent en suspens. Quelle est la nature de ces grandes tâches sombres que l’on voit même à l’œil nu ? Quelle est l’origine de ces montagnes et de ces cratères circulaires ? La Lune a-t-elle une atmosphère ?
La théorie des mers lunaires s’est rapidement imposée comme une solution logique au problème de la nature des régions sombres de la Lune. Chez William Gilbert, on trouve déjà une nomenclature significative faisant référence à des îles, des baies, des mers : Insula Medilunaria, Sinus Magnus, Mare Medilunarium… Toutefois, Gilbert attribue aux mers actuelles des noms de terres. De la même manière, pour Johannes Kepler (1571-1630), il semble évident que les zones les plus sombres correspondent aux terres et les plus claires aux mers. Galilée s’oppose à cette idée et préfère défendre la théorie inverse : les régions sombres correspondent à des mers, les régions claires à des terres. Il reste par ailleurs très prudent dans les théories qu’il avance au sujet de la surface lunaire. Après avoir réussi à emporter l’adhésion de Kepler, il écrit dans une de ses lettres adressée à l’un de ses amis : « je ne crois pas que le corps de la Lune soit composé de terre et d’eau »2. La nomenclature de Riccioli va finalement imposer les « mare », les mers, et nous parlons toujours aujourd’hui de Mer de la Tranquillité, de Mer du Nectar ou d’Océan des Tempêtes, bien que ces noms ne renvoient pas à des réalités hydrographiques.
C’est J.H. Schröter qui tente pour la première fois d’affranchir la nomenclature lunaire de l’influence de l’hydrographie. En cette fin du XVIIIe siècle, il est en effet établi que l’eau n’est pas présente sur la surface de la Lune3. Schröter propose ainsi des termes plus neutres et descriptifs qui se recentrent davantage sur une approche géologique : Bergketten (chaînes de montagnes), Bergadern (crètes), Thalern (vallées), Flachen (plaines), Einsenkungen (dépressions).
Comme nous l’avons vu, c’est l’étude des ombres portées de ces cratères, observés à différents niveaux d’ensoleillement en fonction des phases de la Lune qui a permis de mieux les connaître. Dans cette perspective, les dessins de J. H. Schröter sont particulièrement intéressants (lien vers Schröter). Une fois encore, Schröter se démarque par l’emploi systématique de deux termes : Rille (rainure) et Crater (cratère).
Avant que ne triomphe la théorie des cratères d’impact, d’autres hypothèses ont été formulées. Retenons l’une des plus connues : l’origine volcanique des cratères. La défense de cette thèse trouve son aboutissement dans l’ouvrage exceptionnel de l’Écossais James Nasmyth, The moon : considered as a planet, a world, and a satellite publié à Londres en 1874.
Ingénieur de formation, James Nasmyth (1808-1890) conçoit en premier lieu des machines de travail pour l’industrie. Peu à peu, sous l’influence de son ami l’astronome William Lassell, il crée des télescopes performants et réalise ses propres observations. Avec l’assistance de James Carpenter (1840-1899) du Royal Observatory de Greenwich, Nasmyth développe sa théorie de l’origine volcanique des cratères lunaires en comparant notamment leur structure à celle du Vésuve. Suivant ce même raisonnement analogique, il formule également des hypothèses sur la formation des structures géologiques de l’astre en analysant les rides d’une main ou la répartition des fissures sur un globe de verre (dans ce dernier cas, Nasmyth tente de créer un rapprochement entre cette image et les éjectas du cratère Tycho).
Nasmyth crée également des maquettes en plâtre qui lui permettent de montrer sa propre conception des paysages lunaires. Les positifs des photographies de ces maquettes sont obtenus grâce au procédé du woodburytype qui permet de créer des images fidèles, d’une grande précision et aux contrastes subtils. La publication de Nasmyth impressionnera ses contemporains, du grand public à la communauté scientifique. La revue Nature fera même l’éloge de ce travail qui influencera longtemps les représentations de la Lune et de ses paysages.
Dans la continuité de Nasmyth signalons le travail de Robert Schindler (1850-1920), astronome amateur suisse qui publie en 1905 une surprenante Mécanique de la Lune. Comme Nasmyth, Schindler pense que l’activité volcanique de la Lune explique l’état de sa surface. Faisant bouillir de la cire, Schindler obtient des formes qui évoquent celles de certains cratères lunaires. Son travail demeurera relativement confidentiel, mais sera tout de même salué par Camille Flammarion (1842-1925)4.
C’est le géologue américain Grove Karl Gilbert (1843-1918) qui énonce le premier la théorie du bombardement météoritique5. Géologue de formation, Gilbert observe la Lune grâce à la grande lunette de l’Observatoire naval de Washington et étudie plus attentivement la forme des cratères qu’il interprète comme étant le résultat d’impacts. Gilbert s’intéresse également aux « mers » lunaires et considère qu’elles sont le fruit d’impacts plus importants ayant entraîné d’immenses écoulements de lave à l’origine de ces grandes régions sombres. L’ouvrage de l’Américain Ralph Baldwin (1912-2010) publié en 1949 sous le titre The Face of the Moon confirme ces hypothèses sans pour autant emporter une adhésion totale. Seules les missions Apollo permettront de mettre un terme au débat en confirmant définitivement la théorie de l’origine météoritique des cratères lunaires6.
Longtemps restée en suspens, la question de l’atmosphère lunaire semble quasiment tranchée dès la fin du XIXe siècle. Beer et Mädler affirment ainsi que la richesse des détails visibles à la surface de la Lune suffit à démontrer que celle-ci est dépourvue d’atmosphère, sans quoi les observations seraient parasitées par des interférences causées par cette enveloppe gazeuse7. Si cette hypothèse est aujourd’hui confirmée (la Lune n’étant entourée que d’une mince couche de gaz dont la finesse ne lui permet pas d’être réellement qualifiée d’atmosphère), certains astronomes comme Maurice Loewy ou l’américain William Henry Pickering (1858-1938) ont défendu l’idée inverse.
1. Chantal Grell, Sylvie Taussig, La Lune aux XVIIe et XVIIIe siècles, Turnhout : Brepols Publishers, 2013, p. 103-117.
2. Lettre du 28 février 1616 à Girolamo Muti. Cité dans Whitaker, op. cit., p. 20.
3. Whitaker, op. cit., p. 105-106.
4. « Société Astronomique de France, séance du 5 mars 1913 », l'Astronomie, vol. 27, 1913, p. 147-156.
5. Whitehouse, op. cit., p. 113-114.
6. Ibid., p. 118-119.
7. Ibid., p. 105.