« Sous le manteau étoilé de l’astronomie, notre sainte religion s’introduit facilement. »
Arrivé à Macao en 1582, Matteo Ricci s'est acquis un prestige considérable en parvenant à prédire l’éclipse de Soleil de 1596. Il est appelé quelques années plus tard à la cour de Pékin pour y contribuer, entre autres tâches, à la réforme du calendrier. On ne saurait surestimer l’importance de cette fonction dans une société confucéenne régie, jusque dans les détails de la vie quotidienne, par des rites qui visent à maintenir l’harmonie du Ciel, de la Terre et des hommes. Le cours des astres, maillon essentiel de ce dispositif – l’empereur n’est-il pas « fils du Ciel » ? –, permet d’assigner à chacune des activités humaines un certain nombre de jours fastes ou néfastes.
Tirant profit des avancées considérables que connaît alors la science européenne, les missionnaires s’assurent, en répétant le geste inaugural de Ricci, une supériorité sur l’école chinoise traditionnelle, ainsi que sur l’islamique (présente à Pékin depuis la dynastie mongole Yuan des XIIIe / XIVe siècles) : lorsque le bureau d’astronomie jésuite parvient à prédire assez précisément l’heure et l’amplitude de l’éclipse de Soleil du 21 juin 1629, les Pères se voient confier la réforme du calendrier par l’empereur Chongzhen. [1] La responsabilité en incombera à Johann Schall von Bell, arrivé à Pékin en 1630, de concert avec l’italien Giacomo Rho et le chinois converti au christianisme Xu Guangqi.
La réforme est achevée vers 1640. La dynastie mandchoue des Qing, qui renverse les Ming en 1644, renouvelle dans un premier temps la confiance accordée aux jésuites. Le Père Schall ira même jusqu’à accéder l’année suivante au statut hautement politique de président du « Tribunal des mathématiques ». Le nouveau calendrier est officiellement proclamé, et les méthodes de calcul européennes imposées.
Mais, à fonder ainsi son prestige sur les capacités prédictives de la science moderne, on risque parfois gros. Surtout dans un contexte où les jalousies sont renforcées par l’agacement que suscite chez les lettrés le prosélytisme chrétien [2] : pour avoir mal calculé la date des funérailles du fils de l’empereur Shunzhi, plusieurs jésuites, dont le Père Schall et son successeur Ferdinand Verbiest, sont condamnés à mort et emprisonnés.
Nouveau « miracle » : un tremblement de terre, survenu le 16 avril 1665, est interprété, cette fois, comme un présage en leur faveur. Schall mourra un an plus tard des suites des mauvais traitements encourus pendant sa détention, mais Verbiest voit sa position consolidée et obtient à son tour les faveurs du nouvel empereur, Kangxi, monté sur le trône en 1666. On doit au Père Verbiest une formule mémorable prônant un usage tactique (sinon même jésuitique) de la science des astres : « Sous le manteau étoilé de l’astronomie, notre sainte religion s’introduit facilement. » [3]
Pour renforcer le peuplement de sa colonie, Verbiest demande de nouvelles recrues à la Compagnie, mais aussi à la France. Colbert répond par l'envoi (effectué sous Louvois, en 1685) d’un groupe de six missionnaires, les « Mathématiciens du roi ».
Leur directeur, le Père Jean de Fontaney, entretient des relations très cordiales avec Jean-Dominique Cassini, et lui fera parvenir de Pékin de nombreux comptes rendus d'observations.
C'est dans le prolongement de ces échanges que s'inscrit Delisle, en correspondant à son tour avec le Père Antoine Gaubil, établi à Pékin en 1723 pour y prendre la succession des Mathématiciens. Celui-ci lui confiera un très grand nombre de ses « papiers sur l’astronomie chinoise ».
Delisle puise là à une source de premier ordre, puisque Gaubil a pu être qualifié par Paul Demiéville de « plus grand sinologue européen du XVIIIe siècle, la meilleure tête parmi les Jésuites français qui fondèrent alors, en Chine même, la première école occidentale d’études érudites sur la Chine ». [4]
[1] Supériorité à laquelle il serait erroné, comme le souligne l'astrophysicien Jean-Marc Bonnet-Bidaud, de conférer un caractère absolu : « La compétition est serrée. Avec une erreur de seulement une minute, c’est le bureau chinois qui fait la meilleure prédiction de l’heure du maximum de l’éclipse, tandis que les Jésuites ont plus de dix minutes d’avance et que le bureau islamique se trompe de près d’une heure. En revanche, les Jésuites prédisent mieux l’amplitude de l’éclipse. Ils font une estimation de la fraction du Soleil couverte par la Lune de 16% au lieu de 20% en réalité, tandis que le bureau chinois donne 32%. » (4000 ans d'astronomie chinoise. Les officiers célestes, Paris : Belin / Humensis, 2017, p. 154.)
[2] L’astronome chinois Yang Guangxian se fait le porte-parole des opposants à Schall, dans une « plainte pour la condamnation de la religion du diable ». Ibid., p. 157.
[3] « Imo ipsa sacra religio stelliferam astronomiae pallam passim induta », propos de 1678 rapportés par l’historienne Isabelle Landry-Deron. « Les Mathématiciens envoyés en Chine par Louis XIV en 1685 », Archive for History of Exact Sciences, 55, Berlin : Springer Verlag, 2001, p. 423-463.
[4] Préface de Paul Demiéville à la Correspondance de Pékin du Père Gaubil, publiée par Renée Simon en 1970 (Genève : Droz). Les échanges avec Delisle s'étendent sur plus de deux décennies (1732 à 1758).