Le « goût que j’ai pour la littérature chinoise »

 

Mais l’intérêt de Delisle pour la Chine ne date pas de sa correspondance avec les Jésuites. Dès les années 1710, il avait trouvé une première occasion de s’épanouir au contact d’un personnage à la destinée peu commune, véritable passeur en un temps où la connaissance du monde chinois en était encore à ses tous premiers balbutiements.

Ce jeune homme répondant au nom d'Arcade Huang [1], né dans le Fujian de parents convertis au catholicisme, était venu en Europe avec les Pères. L'abbé Bignon, bibliothécaire du roi, le prend à son service en tant qu'interpète chinois. On va jusqu'à concevoir le projet d'un lexique de la langue chinoise. Pour ce faire, Bignon donne pour collaborateur à Huang un jeune élève de l’Académie des inscriptions, Nicolas Fréret.

 

Lexique mandarin / français

Fruit de la collaboration d’Arcade Huang et de Nicolas Fréret, ce lexique franco-madarin constitue l’un des tous premiers du genre.

Confrontés à la difficulté d’enseigner les quelque 47 000 caractères que compte alors le mandarin, Huang et Fréret s’appuient sur la méthode de classification que vient de faire publier, en 1717, l’empereur Kangxi. Le dictionnaire qui porte son nom, le Kangxi zidian (康熙字典), permet de réduire ces dizaines de milliers d’idéogrammes à 214 radicaux primitifs, composants simples dont tous les autres sont dérivables. [2] 

 

Le collaborateur de Huang, Nicolas Fréret, se trouvant être un ami des Delisle, celui-ci se joint aux séances de travail. Arcade Huang s’efforce de satisfaire la curiosité du nouveau venu pour l’astronomie et la chronologie chinoises. Ensemble, ils glanent les passages susceptibles de les éclairer sur ces questions dans les quelques classiques chinois que conserve alors la Bibliothèque du roi. Huang enseigne à ses collaborateurs les caractères permettant de désigner planètes et comètes, ainsi que les rudiments du calendrier traditionnel chinois.

 

Fonction des « mandarins des mathématiques » en Chine

Dans ce passage de la grammaire projetée par Arcade Huang (qui devait aussi contenir un petit traité sur la culture chinoise), l’auteur explique la fonction des « mandarins des mathématiques », et le rôle de l’astronomie dans le monde chinois. 

Dessin à l'encre des constellations du Lion, de la Grande Ourse et d’autres étoiles circumpolaires

dessin à l'encre des constellations du Lion, de la Grande Ourse et d’autres étoiles circumpolaires

 

Ces études menées en compagnie de Nicolas Fréret et d’Arcade Huang constituent, en somme, pour Delisle, une première initiation à l’astronomie et à la culture chinoises, germe que viendront nourrir les échanges avec le Père Gaubil pour constituer l’essentiel des pièces orientales du fonds Delisle. « Vous ne devez pas vous étonner, Monsieur, écrit Delisle à Fréret en 1738, du goût que j’ai pour la littérature chinoise. Vous pouvez vous souvenir qu’il y a plus de 20 ans, que du vivant de M. Hoang qui demeurait et est mort dans la maison attenant à celle où je demeurais, j’avais commencé à tirer des anciens livres chinois quelques connaissances de l’ancienne astronomie chinoise, principalement pour retrouver ces anciennes observations dont les Jésuites avaient parlé. Les recherches que le P. Gaubil a faites sur cela n’ont fait qu’augmenter mes désirs […]. » [3]

 

Lettre de Joseph-Nicolas Delisle à Nicolas Fréret

lettre à Nicolas Fréret de 1738 où Delisle évoque leur collaboration passée (à partir du milieu de la 3e page)


[1] Né Huang Risheng (黄日升).

[2] Pour une présentation actuelle des 214 radicaux ou « clés » de Kangxi, voir Adoardo Fazzioli, Eileen Chan Mei Ling, Les caractères chinois. Du dessin à l’idée, 214 clés pour comprendre la Chine, trad. M. Aymard et R. Temperini, Flammarion, Milan, 2010 (1986).

[3] Lettre à Nicolas Fréret du 18 février 1738, fonds Delisle, portefeuille B2/4, pièce 6. 4.