Mesurer la respiration du cosmos

 

Aussitôt qu'il a, par la pratique de ses vertus, établi la concorde dans sa famille et son empire, le premier geste politique de Yao est de veiller à l'institution du calendrier. Les quatre mandarins astronomes Hi Chou, Hi Tchong, Ho Chou et Ho Tchong (selon la transcription du Père Gaubil), se voient ainsi chargés « de suivre exactement et attentivement les règles pour la supputation des mouvements et conjonctions des astres, du soleil, de la lune. Il leur ordonna de respecter le ciel suprême dans cet emploi, et d’instruire les peuples des temps et des saisons propres aux fonctions de chaque état. » [1] Yao envoie les quatre mandarins en quatre points de l'empire et charge chacun d'eux d’y régler, en fonction du solstice ou de l’équinoxe correspondant, l’ordre des travaux pour l'une des saisons.

 

Yao Tien = Chapitre I du Classique des Documents (Shu Jing) consacré à l’empereur Yao

incipit du Classique des Documents, le "Yao Tien", récit du règne de l'empereur Yao, traduit par le Père Gaubil

 

Ce récit, censé se dérouler 2300 ans avant notre ère, est assorti d’une série de commentaires par lesquels le Père Gaubil s'efforce d'identifier les lieux où furent envoyés les mandarins astronomes, ainsi que les constellations qu'ils utilisèrent pour calculer solstices et équinoxes. Dans un brouillon indépendant, également recueilli par Delisle, le traducteur souligne par ailleurs que cette page du Classique des Documents implique l'existence d'une distinction entre une année solaire, « qui donnait exactement les lieux du soleil, de la lune et des astres, et dans laquelle on marquait les saisons », et une année civile lunaire, nécessitant l’ajout d’une « lune intercalaire » pour « ramener les quatre saisons aux mêmes points de l’année » [2].

Notice sur l’astronome Hi

notices de Delisle sur les astronomes Hi et Ho, où figure le récit (que contestera Nicolas Fréret) de leur fin tragique : ils auraient été exécutés pour avoir échoué à prédire une éclipse.

 

 

Lecteur attentif de cette traduction, Delisle consacre également quelques notes à Yao et à ses astronomes, saisissant au passage certains aspects du calendrier chinois traditionnel. Les mandarins Hi et Ho, nous dit-il, « eurent l’ordre de l’Empereur Yao sous lequel ils vivaient de travailler à régler les 12 mois lunaires en en faisant 6 de 30 jours et 29 d’autant et en mettant 7 intercalaires en 19 ans ». [3]

Notice sur l’empereur Yao

notice de Delisle sur l'empereur Yao

 

De fait, le calendrier traditionnel chinois figure bien au nombre des calendriers dits « luni-solaires » : il combine une année solaire (nian, 年), définie comme « le nombre entier de jours séparant deux solstices d’hiver consécutifs » (donc 365 ou 366), et une année de « douze ou treize mois lunaires » notés yue, 月 (caractère qui désigne la lune et donc la lunaison). Les mois lunaires comptant 29 ou 30 jours, l’année lunaire ordinaire ne contient  que « 353, 354 ou 355 jours, soit de dix à treize jours de moins que l’année solaire », comme l'expliquait naguère l'historien des mathématiques chinoises Jean-Claude Martzloff. [4] Pour faire coïncider les deux années, l’ajout du mois lunaire intercalaire mentionné par Delisle et le Père Gaubil s’avère donc nécessaire. La Chine a ainsi adopté en 589 avant l’ère commune, conformément au calcul esquissé par Delisle, le cycle connu sous le nom de « cycle de zhang (章) », par lequel sont intercalées 7 années à 13 mois lunaires en 19 années solaires. [5]

A ce calcul des années s’ajoutent ceux des divers cycles qui rythment non seulement les fêtes, cérémonies et travaux des champs, mais aussi les douze doubles heures (shi chen, 時辰) qui composent la journée. Un dense réseau de correspondances symboliques s’est noué, depuis des temps immémoriaux, entre chacune de ces unités temporelles et les diverses composantes de la cosmologie chinoise : les douze animaux du zodiaque, les cinq éléments ou agents (métal, bois, feu, terre et eau), les phénomènes naturels (« réveil des insectes », « grains en épis »...), sans oublier les cycles astrologiques fondés sur les « Neuf Palais » (jiu gong, 九宫). Le cadre le plus général est celui d’une ontologie du « souffle » (qi, 氣), où les saisons, les heures du jour et de la nuit, sont perçues comme une vaste respiration cosmique, également référable à l’alternance du yin (陰, nuit, hiver, etc.) et du yang (陽, jour, été, etc.), ou encore à l’union du Ciel (tian, 天) et de la Terre (di, 地).

Tous ces rythmes, enfin, culminent dans le « cycle sexagésimal » (ganzhi, 干支), véritable « clef de voûte du calendrier chinois ». [6] Dix « troncs célestes » (tiangan, 天干) et douze « branches terrestres » (dizhi, 地支) se combinent de manière à composer soixante paires « tronc-branche » :

 

Table du cycle sexagésimal chinois

de droite à gauche et de haut en bas, les soixante paires "tronc-branche" qui désignent les soixante jours, mois ou années du cycle traditionnel

 

Les soixante « troncs-branches » obtenus par cette combinatoire peuvent correspondre à des jours, des mois ou des années. Ce décompte présente pour les astronomes un intérêt certain, du fait de son extrême ancienneté, et surtout de la continuité de son application. Comme nous l’apprend Patrick Rocher, chercheur à l’Institut de Mécanique Céleste et de Calcul des Ephémérides, « pour les jours et les mois, l’usage du cycle remonte jusqu’au 13e siècle avant J.-C. sous la dynastie des Shāng (1660 – 1046 av. J.-C.). Pour les années, l’usage du cycle remonte à la dynastie des Hàn (202 av. J.-C. – 220). » [7]



[1] Traduction d’Antoine Gaubil, fonds Delisle, portefeuille B1/12, pièce 2, 2.1, p. 1.

[2] Portefeuille B2/1, pièce 6, 2.

[3] Portefeuille A7/10, pièce 39.

[4] J.-C. Martzloff, Le calendrier chinois : structure et calculs (104 av. J.-C.-1644), Paris : Honoré Champion, 2009, chap. 2. Les citations sont tirées des pages 63 et 69.

[5] Patrick Rocher, « Le calendrier traditionnel chinois », site de l'Institut de Mécanique Céleste et de Calcul des Ephémérides, Observatoire de Paris, p. 17. Le caractère zhāng (章) dénote ici la complétude du cycle.

[6] J.-C. Martzloff, Ibid., p. 86.

[7] P. Rocher, Ibid., p. 13.