L’apport timouride et arabe

 

Petit-fils de Tamerlan, Ulugh Beg règne pendant la première moitié du XV siècle sur l’empire mongol qu'avaient édifié ses ancêtres depuis Gengis Khan. Principale figure scientifique de cette « Renaissance timouride » qui semble être apparue sur terre pour illustrer la fameuse remarque selon laquelle « il n’est pas de témoignage de culture qui ne soit en même temps un témoignage de barbarie » [1], Ulugh Beg construit de 1424 à 1429 à Samarcande (aujourd’hui en Ouzbékistan) l’un des plus fameux observatoires astronomiques de tous les temps. Il y dirige lui-même les quelques soixante-dix chercheurs qui compilent les Tables sultaniennes (en persan : زیجِ سلطانی, Zidj-i Djadid Sultani), le plus ambitieux catalogue céleste depuis Ptolémée, où sont déterminées les coordonnées de plus de mille étoiles et planètes, le cycle de rotation de Saturne, des modes de calcul pour la prévision des éclipses, et des mesures d’une admirable précision, dont celles de l’année sidérale et de l'obliquité de l'écliptique.

Pour rendre compte de l’intérêt de Delisle pour les Tables sultaniennes, sa fréquentation de l’œuvre d’Hevelius constitue une indication suffisante. Le frontispice du Prodromus Astronomiae de ce dernier va jusqu’à faire figurer Ulugh Beg aux côtés de Ptolémée et de Tycho Brahe :

 

Frontispice du Prodromus astronomiae de Johannes Hevelius

De gauche à droite, Hevelius, le landgrave de Hesse, Ulugh Beg, Ptolémée, Tycho Brahe et Riccioli siègent autour de la muse Uranie.

 

Incipit de la traduction latine des Tables sultaniennes d’Ulugh Beg

une page des Tables sultaniennes traduites par "Georgius Jacobus Kehr, Saxo, Philosophiae Doctor"

 

 

C'est en tout état de cause à Saint-Pétersbourg que Delisle a l’opportunité de collaborer avec de bons connaisseurs de la langue persane, parmi lesquels le tsar géorgien Vakhtang VI, ses deux fils Bakar et Vakhouchta, ainsi que l’orientaliste Georg Jacob Kehr. [2] Delisle conserve de la main de ce dernier un portefeuille de « Tables astronomiques d’Ulug-Beg en persan avec la traduction ». Ce bel ensemble (dont la traduction latine demeure partielle) comporte entre autres choses des tables « du Soleil et du Premier Mobile », de la Lune, de Mercure, de Vénus, de Mars et de Jupiter. [3]

 

 

Tables des matières bilingue persan-latin des tables sultaniennes d’Ulugh Beg

la table des matières

 

 

L’astronomie timouride, écrite en langue persane, s'inscrit pleinement dans la tradition arabe, que Delisle a de la sorte eu l'occasion d'effleurer. Dans la séance à l’Académie de Saint-Pétersbourg où l'astronome lit la préface des Tables sultaniennes et présente sa propre étude « sur un manuscrit persan des tables astronomiques d’Ulūgh Beg », il se livre, comme le rapporte Nina I. Nevskaja, à « une présentation détaillée de l’héritage scientifique de Naṣīr al-Din al-Ṭūsī, Ibn Yūnis, al-Farabi, Ulūgh Beg et d’autres auteurs ». [4]

 

Addition à un abrégé de l’histoire des observations astronomiques

Dans cette addition à son abrégé de l'histoire des observations astronomiques, Delisle affirme "avoir eu connaissance des observations des arabes, Persans et autres orientaux rapportées dans le ms d'ibn Yunis" conservé à Leyde.

 

De ces noms, on retiendra surtout ici celui d'Ibn Yūnus (parfois Yūnis), qui « fleurissait, comme l’écrit Delisle, un peu avant l’an 1000 de JC » [5], soit dans les années 380 et 390 de l’Hégire. Il publia au Caire un imposant traité, véritable somme des observations accumulées pendant les deux siècles précédents, les Tables hakémites (en arabe الزيج الكبير الحاكمى, al-Zīj al-ḥākimī, du nom du calife fatimide Al-Hakim).

 

L’historien Régis Morelon souligne que « la précision des observations de cet astronome, depuis la mise à disposition de ses résultats en traduction au début du XIXsiècle, a été utilisée par des scientifiques modernes, par exemple pour une meilleure connaissance de l’accélération séculaire de la lune. » [6] Plusieurs relevés d’éclipses de Soleil et de Lune ont été conservés par Delisle. Est venu s'y adjoindre une notice anonyme de quelques pages visant à déterminer l’emplacement de l’observatoire de l’astronome égyptien. [7]

 

Eclipses de lunes extraites des Tables hakhémites d’Ibn Yūnus

une page de la traduction par Caussin de Perceval des Tables hakhémites (1804)

 


[1] Walter Benjamin, VIIe des Thèses sur le concept d’histoire, trad. Maurice de Gandillac revue par Pierre Rusch, Œuvres, vol. 3, Paris : Gallimard, 2000, p. 433. L’adjectif « timouride » est dérivé de « Timur Lang » (Timur le Boiteux), francisé en « Tamerlan ».

[2] Nina I. Nevskaja, op. cit., p. 312.

[3] Fonds Delisle, portefeuille B5/17.

[4] Nina I. Nevskaja, ibid. Il s’agit de la séance du 25 juin 1739.

[5] Fonds Delisle, portefeuille A7/10, pièce 53.

[6] Régis Morelon, « L’astronomie orientale (VIIIe-XIe s.) », in Roshdi Rashed (dir.), Histoire des sciences arabes, vo. 1, Astronomie, théorique et appliquée, Paris : Seuil, 1997,  p. 66.

[7] Fonds Delisle, portefeuille A1/11, pièce 61.