Des données difficiles à exploiter, mais précieuses
C'est ainsi qu'Antoine Gaubil et ses collaborateurs, lorsqu’ils produisent la liste des éclipses de Soleil rapportées par les textes canoniques, éprouvent le besoin de se situer par rapport aux cycles sexagésimaux de la tradition : le 16 août 1723 correspond, nous disent-ils, au 16e jour du 7e mois lunaire de l’année indiquée par le tronc-branche « Tien Mao » du 74e cycle. [1] Savoir jongler ainsi entre les deux calendriers leur permet, comme l’écrit Gaubil au Père Souciet, de « vérifier la réalité des éclipses ». Dans une lettre du 20 octobre 1723, il partage avec son correspondant la satisfaction d'avoir pu opérer une telle « vérification » : « Pour ce qui regarde les éclipses, vous serez bien aise de savoir que le P. Adam Schall a autrefois calculé et vérifié celle de Tchonkam, 2155 avant J.C. Son calcul se voit dans un livre appelé cou kin kiao-tche kao antiquarum novarum conjunctionum eclipticarum examen. Cette éclipse a encore nouvellement été vérifiée et calculée par les R.R.P.P. Slavisek et Kegler, allemands. Ainsi, quand mon calcul ne vaudrait rien, les autres sont trop habiles pour se tromper dans cette matière. » [2]
Encore faut-il, pour que pareils calculs aient la moindre valeur, que l’on puisse à bon droit s’appuyer sur la chronologie chinoise. Or, à l’époque, rien n’est moins sûr. Dans un mémoire lu à l’Académie de Saint-Pétersbourg en 1728, Delisle constate avec dépit que « jusqu’ici les faits astronomiques trouvés dans les livres chinois n’ont pas encore pu servir à l’astronomie ». Si certains d’entre eux ne sont tout bonnement « point assez circonstanciés » pour être utilisables, un vice plus structurel en affecte également la lecture : « ils sont mêlés de l’incertitude de la chronologie chinoise ».
Ce dernier problème est double : sur le versant théologique, d’abord, la chronologie chinoise se voit pour ainsi dire mise en compétition avec le récit biblique, au risque de contredire ou de précéder celui-ci. Nicolas Fréret s’attache avec une remarquable rigueur à en évaluer, documents à l’appui, l’ « antiquité et la certitude », selon le titre d’une série d’exposés prononcés à l’Académie fin 1733, et complétés d'Eclaircissements en 1739. Il réfute par exemple la thèse selon laquelle les Annales des Printemps et Automnes ne seraient que « les restes d'un ancien livre prophétique d'Enoch, défiguré par Confucius ». [3] Du côté scientifique, par ailleurs, Cassini en personne avait émis, dans des Réflexions sur la chronologie chinoise, des « doutes » sur cette dernière. « On ne saurait », aux yeux du grand astronome, « se tirer des embarras » causés par les « égarements » dus à l’intercalation erronée de mois supplémentaires dans les « années chinoises » ou, à l’inverse, à l’oubli d’intercalations nécessaires. Des faveurs dont la cour de Pékin honore les missionnaires jésuites, Cassini conclut que les Chinois ont eux-mêmes « reconnu qu’ils ne sont pas capables » de « régler tout seuls sans grandes erreurs » les années de leurs cycles. [4] Attentif à ces arguments, le Père Gaubil se déclare « convaincu que l’histoire, la chronologie, et l’astronomie chinoise avaient besoin d’un examen critique », et ajoute : « c’est ce que j’ai tâché de me mettre en état de faire ». [5]
Si l’on veut, en prenant un peu de recul, juger à ses fruits le programme de recherches esquissé en ces quelques mots par le Père Gaubil, un fait rapporté par Jean-Pierre Luminet ainsi que par Jean-Marc Bonnet-Bidaud pourrait servir d’illustration. [6] Lorsque, en 1921, les américains Carl Lampland et John Charles Duncan constatent que la nébuleuse du Crabe est en expansion, c’est bien la Chine classique qui donne aux astronomes la clef du phénomène : comme le montre Edwin Hubble (s’inspirant d’une intuition du suédois Knut Lundmark), cette nébuleuse, qui contient en son cœur un pulsar, n'est autre que la trace actuellement observable de l’explosion d’une « étoile invitée » (ke xing, 客星) observée le 4 juillet 1054 (un jour ji-chou, selon le calendrier sexagésimal) par Yang Weide, astronome en chef de l’observatoire impérial de Kaifeng. Sans cette observation, nul doute que notre compréhension des novae et supernovae ne serait pas la même. [7]
Mais l'astronomie antique n'est pas seule, loin s’en faut, à retenir l’attention des Jésuites. Gaubil envoie ainsi, régulièrement, des comptes rendus de ses propres observations au Père Souciet, recueillis par la suite en grande partie dans les portefeuilles du fonds Delisle. Sa correspondance avec ce dernier comporte aussi plusieurs observations d’éclipses. De 1725 à 1757, les observations du Père Gaubil portent surtout sur les satellites, notamment de Jupiter, et les éclipses (une dizaine d’éclipses de Lune et quatre éclipses de Soleil). On y trouve également, entre autres, un passage de Mars dans l'amas de la Crèche, l'une des comètes de 1748, ou encore le transit de Mercure du 7 novembre 1756. [8]
[1] Observations mathématiques, Astronomiques, Géographiques, Chronologiques et Physiques, tirées des anciens livres chinois ou faites nouvellement aux Indes et à la Chine, par les Pères de la Compagnie de Jésus, rédigées et publiées par le P. É. Souciet de la même Compagnie, Paris, Rollin, 1729-1732, tome 1, p. 28.
[2] Lettre du 20 octobre 1723 au P. E. Souciet, Correspondance de Pékin, op. cit., p. 62.
[3] Cité par Danielle Elisseeff, Nicolas Fréret (1668-1749). Réflexions d'un humaniste du XVIIIe siècle sur la Chine, Paris, Collège de France, 1981, p. 81.
[4] Réflexions sur la chronologie chinoise par Monsieur Cassini, pièce recueillie dans Du Royaume de Siam de Simon La Loubère, Paris, 1691, t.2, p. 379 sq.
[5] Correspondance de Pékin, p. 226. Le Traité de la chronologie chinoise de Gaubil ne paraît qu'après sa mort, en 1814 (ibid., préface, p. VIII). Pour une discussion détaillée du problème de la fiabilité des observations chinoises, cf. Joseph Needham et al., Science and Civilisation in China, vol. 3, p. 417 sq.
[6] Jean-Pierre Luminet : https://blogs.futura-sciences.com/luminet/2015/10/12/la-nebuleuse-du-crabe-hier-et-aujourdhui ; Jean-Marc Bonnet-Bidaud, 4000 ans d’astronomie chinoise…, op. cit., chap. 8, p. 119 – 134.
[7] Le pulsar, pour « pulsating star », est « une minuscule étoile dense et très compacte – de seulement 20 km de rayon pour une masse équivalente à celle du Soleil – tournant comme une toupie frénétique à la vitesse de 30 tours par seconde, qui constitue le reste d’une étoile explosée. » (J.-M. Bonnet-Bidaud, ibid., p. 124-125.) (Pour rappel, la nébuleuse du Crabe est le premier objet du catalogue élaboré par Charles Messier à l'hôtel de Cluny.)
[8] Voir la liste donnée par Renée Simon aux pages 951-952 de la Correspondance de Pékin.