La Hire et la carte de France

 

Utilisation d'un quart-de-cercle à l'horizontal, détail de la première planche de La Mesure de la Terre. - Paris : Imprimerie royale, 1671.

Les grands projets de l’Académie, comme la “rectification” de la carte du Royaume de France, l’occupent aussitôt. Une nouvelle méthode est utilisée par les astronomes pour déterminer, avec une précision nouvelle, les longitudes : la méthode des satellites de Jupiter.

« Le plus grand avantage qu’on retire des observations des éclipses des satellites, c’est la connoissance des longitudes sur Terre. En effet, je suppose que deux observateurs, dont l’un est, par exemple, à Paris, l’autre à Constantinople, observent une éclipse du premier satellite de Jupiter, il est certain que cette éclipse arrivera dans le même moment pour chacun des observateurs ; mais comme ils sont placés sous différents méridiens, ils ne compteront pas la même heure : l’un, par exemple, comptera neuf heures du soir, pendant que l’autre n’en comptera que huit : or de-là on déduit l’éloignement des deux méridiens, & par conséquent la longitude. »

- Jean Le Rond D’Alembert, « Satellite », Encyclopédie (1765), p. 685b

Ainsi, l’observation simultanée par deux astronomes d’une même éclipse permet de déterminer une différence de longitudes. Dans la deuxième moitié du XVIIe siècle, Jean-Dominique Cassini dresse des tables des mouvements des satellites de Jupiter sous le méridien de Paris. Dès lors, un observateur dans un endroit quelconque peut comparer l’heure à laquelle se produit une éclipse sous le méridien où il se trouve à l’heure à laquelle ce phénomène se produit à Paris : la différence de temps donnera la longitude du lieu par rapport à Paris. 

 

 Quart-de-cercle et ses éléments. Tabulae astronomicae Ludovici Magni jussu et munisicentia exaratae et in lucem editae, … / Philippe de La Hire - Parisiis, 1702 - pl. I.

Avec La Hire, Picard est désigné par le roi pour “assembler”, grâce au contrôle de ses observations astronomiques, plusieurs descriptions particulières des côtes que les ingénieurs du roi ont entrepris[1]. C’est pendant la période de vacance académique - un temps laissé libre aux académiciens, entre le 8 septembre et la Saint-Martin, c’est-à-dire le 11 novembre[2] - que l’observation des satellites de Jupiter est jugée la plus propice. Chaque année, cette vacance sera donc, pour Picard et La Hire, l’occasion d’un voyage sur les côtes de la France.

 Mesures géodésiques de nuit pour la mesure de la terre au 17e siècle (gravure signée « S. Le Clerc in. E f. »). La Mesure de la Terre. - Paris : Imprimerie royale, 1671. - Vignette p. A (p. 1). Relié avec : Mémoires pour servir à l'histoire naturelle des animaux. - Paris : Imprimerie royale, 1671-1676.

Les deux premiers voyages amènent l’équipe en Bretagne (1679) puis en Guyenne (1680). On peut supposer que La Hire était pour Picard une manière d’assistant. En 1681, les deux astronomes effectuent leurs observations séparément : Picard part sur les côtes nord de la Bretagne, La Hire part pour les Flandres[3].

La Bibliothèque Numérique de l’Observatoire conserve la correspondance que La Hire a entretenue avec Cassini à l’occasion de ce voyage :

 

Lettre de La Hire à Cassini I, Dunkerque le 20 octobre 1681

Lettre de La Hire à Cassini, le 20 octobre 1681. La Hire se plaint des difficultés pratiques rencontrées à Dunkerque.

Lettre de La Hire à Cassini I, Dunkerque le 26 octobre 1681

Lettre de La Hire à Cassini I, Dunkerque le 26 octobre 1681, écrite en italien. La Hire fait une allusion aux "incommodités qu'il y a ici pour faire des observations" et mentionne la "foule des jeunes gens [ragazzi] et des voyous [birbanti] sur les voies publiques"… "d'ici à dix jours, j'espère pouvoir partir pour Calais, et de là à Dieppe, et au Havre, si le temps se maintient."

Après son voyage au nord de la Bretagne, la santé de Picard décline. Celui qui fut sans doute le maître de La Hire pour les observations astronomiques, la géodésie et le nivellement, ne peut plus faire de longs voyages - à titre d’exemple, il faut un mois pour gagner les côtes de Guyenne depuis Paris. C’est donc sans Picard que La Hire se rend en Provence, en 1682.

Mémoires de l’Académie Royale des Sciences, 1729, p. 413.

Lettre de La Hire à Cassini I, la Sainte-Baume le 10 décembre 1682

La Hire est à Toulon. Il observe "avec toute la commodité possible l’immersion du premier satellite de Jupiter dans son ombre le 8 de ce mois à 2H 14’ 47’’”.

Le résultat de ce vaste travail est présenté au roi en 1682. La Carte de France corrigée par Ordre du Roy sur les observations de Messieurs de l'Académie des Sciences est superposée à celle, plus ancienne, de Nicolas Sanson (1600-1667), qui passait pour la plus exacte. La différence entre les deux tracés des côtes est frappante : le Royaume a été « amputé » de 6271 lieues carrées[4].

Deux ans plus tard, en 1684 La Hire présente le résultat de ce travail devant l’Académie. La carte sera publiée par ses soins en 1693[5] :

Carte de France / Corrigee par ordre du Roy sur les observations de Mss. de l'Academie des Sciences, 1693, Gallica

Notons que La Hire, en voyage, ne se contente pas que de relevés astronomiques et météorologiques. Lors de son voyage de 1679 en Bretagne, il dessine l’anatomie des poissons qu’il peut se procurer. En effet, dès la création de l’Académie, Colbert demande à ce que les travaux soient illustrés par des dessins ou des gravures. Avec l’anatomiste Joseph-Guichard du Verney (1648-1730), il dessine, avec une précision et un réalisme encore inconnus, une trentaine d’espèces aquatiques [6].

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[1] Mémoires de l’Académie Royale des Sciences, 1729, p. 379-340.

[2] Annie Chassagne, « à l’Académie des sciences », in Philippe de La Hire, 1640-1718, entre sciences et architecture, op. cit., p. 46.

[3] Mémoires de l’Académie Royale des Sciences, op. cit., p. 379-340.

[4] Lucie Lagarde, "Contribution de Picard à la cartographie." Jean Picard et les débuts de l’astronomie de précision au XVIIe siècle, Paris, CNRS, 1987, p. 255.

[5] Guy Picolet, « La Hire entre sciences et architecture : une chronologie », op. cit., p. 267.

[6] Aline Hamonou et François Meunier, "Les dessins ichtyologiques réalisés par J.-G. Du Verney et P. De La Hire pendant leur voyage en Basse-Bretagne en 1679-1680", Cybium, vol. 34, n°1, 2010, p. 19-34. Les planches originales sont conservées à la bibliothèque du Muséum national d'Histoire naturelle.